8 mai. La Seconde Guerre Mondiale fascine et effraye… C’est normal, elle est celle qui a atteint une forme de paroxysme dans l’horreur avec ses 50 à 60 millions de victimes, celle qui questionne le plus durement la nature humaine. C’est une forme extrême de guerre idéologique, de « guerre juste », une « croisade » dans toute son horreur historique. Oussama Ibn Mounqidh, prince syrien du XIIe siècle, dira bien des croisés : « tous ceux qui se sont renseignés sur les Franj [les croisés] ont vu en eux des bêtes qui ont la supériorité du courage et de l’ardeur au combat, mais aucune autre ». La Première Guerre Mondiale a laissé le goût d’une guerre absurde, anachronique selon les critères de notre temps, où les hommes meurent par millions, pour rien. Dans la Seconde Guerre Mondiale, toutes les morts paraissent justes, nécessaires, dans l’effroyable combat du bien contre le mal, où s’affrontent barbarie contre démocratie. Les victimes de cette guerre méritent à jamais notre respect. Mais cela suffit-il à ce que cette guerre prenne toute la place dans notre mémoire ?
Rien n’arrête la vague mémorielle qui, toute entière, se tourne vers un « devoir de mémoire », dès lors qu’il faut présenter romans, essais, films ou débats dans une obsession mémorielle qui peut parfois faire peur. Le devoir de mémoire est nécessaire, mais il devrait aussi s’accompagner d’un devoir de pudeur. Celui qui n’a pas vécu la Seconde Guerre Mondiale ne peut s’en prévaloir. Le propre de la Résistance, c’est qu’elle fut le fait d’hommes ordinaires que rien ne préparait à vivre ces épreuves, un courage rare qui fit souvent défaut aux responsables des courants religieux, politiques et philosophiques, collaborateurs ou attentistes.
Il est dangereux de croire que l’histoire s’est arrêtée en 1945. Il est une figure classique de l’histoire que celle de se tromper de guerre. Les aristocrates ne comprenaient rien à la Révolution de 1789, n’y voyant qu’une jacquerie. Pendant les premiers mois de la guerre de 14, les Français moururent par amour du décorum dans leurs costumes bleus et rouges. On se souviendra de la charge de Krojanty lors de la Seconde Guerre Mondiale, où de valeureux cavaliers polonais ont chargé les forces de Wehrmacht, une charge héroïque contre des blindés, mais anachronique. Le 8 mai 1968, selon la manchette de l’hebdomadaire satirique « Le Canard enchaîné », « le gouvernement a perdu le contrôle de ses facultés ». Cette annonce grandiloquente fait suite à l’embarquement des étudiants de la Sorbonne le 3 mai et à la manifestation du Quartier latin qui fit, selon le bilan officiel, 805 blessés. C’est aussi un 8 mai, mais pour une autre figure mémorielle, qui est aujourd’hui invoqué par toutes les parties du « pot-au-feu » contestataire. C’est cette myopie souvent à l’œuvre qui nous a rendus si lents à comprendre la Seconde Guerre Mondiale. Le Général de Gaulle ne parlait-il pas de « guerre de Trente Ans » pour indiquer un continuum entre le premier conflit et le second ?
En somme, le plus important n’est pas tant d’user du temps mémoriel pour préparer l’avenir que de comprendre le passé. Les mécanismes d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier. Se souvenir est salvateur. Mais ni le mal ni la barbarie n’avaient disparu, quand la guerre fut finie. Et il serait naïf de croire qu’ils réapparaîtront sous une moustache carrée, pour s’attaquer aux mêmes peuples avec les mêmes armes et les mêmes traits. Karl Polanyi, économiste hongrois, spécialiste d’histoire et d’anthropologie économiques, écrivait en 1927 : « Vous avez raison, on a besoin, avant toute chose, de croire en la démocratie. Aujourd’hui, cela ne suffit pas. Suivez, l’exemple des réactionnaires. Ils vont toujours avec leur temps. Si la démocratie est vraie – et elle l’est -, ne vous dérobez pas à la critique. Il faut inlassablement dénoncer les erreurs du passé. Et si sa principale erreur a été de marcher dans les nuages, de dédaigner la réalité, alors prenez appui sur la réalité… ». Suivons son sage conseil.