Pertinent dans la lucidité des ses observations, pertinent dans le format court de son essai intitulé : « Le bilan de l’intelligence ». Impertinent avec son sens critique de la société en 1935. Ce qui étonne le lecteur curieux qui plonge dans la lecture de cette figure emblématique de la ville de Sète, c’est l’incroyable actualité de son propos parfaitement synchrone en 2018.
Jugez-en par vous-même en lisant ces extraits puis le livret en entier si affinités :
Il y a un peu plus de deux ans, à cette même place, j’ai eu l’honneur de vous entretenir de ce que j’appelais la Politique de l’Esprit. Il vous souvient peut-être que, sous ce titre (qui n’est pas particulièrement précis), je m’inquiétais de l’état actuel des choses de ce monde et j’interrogeais les faits dont nous sommes les témoins et les agents, en me préoccupant, non tant de leur caractère politique ou économique que de l’état dans lequel ils mettent les choses de l’esprit.
J’ai insisté (peut-être trop longuement) sur cet état critique, et je vous disais en substance qu’un désordre dont on ne peut imaginer le terme s’observe à présent dans tous les domaines. Nous le trouvons autour de nous comme en nous-mêmes, dans nos journées, dans notre allure, dans les journaux, dans nos plaisirs, et jusque dans notre savoir.
L’interruption, l’incohérence, la surprise sont des conditions ordinaires de notre vie. Elles sont même devenues de véritables besoins chez beaucoup d’individus dont l’esprit ne se nourrit plus, en quelque sorte, que de variations brusques et d’excitations toujours renouvelées.
Les mots « sensationnel », « impressionnant », qu’on emploie couramment aujourd’hui, sont de ces mots qui peignent une époque. Nous ne supportons plus la durée. Nous ne savons plus féconder l’ennui. Notre nature a horreur du vide — ce vide sur lequel les esprits de jadis savaient peindre les images de leurs idéaux, leurs Idées, au sens de Platon. Cet état que j’appelais « chaotique » est l’effet composé des œuvres et du travail accumulé des hommes. Il amorce sans doute un certain avenir, mais un avenir qu’il nous est absolument impossible d’imaginer; et c’est là, entre les autres nouveautés, l’une des plus grandes. Nous ne pouvons plus déduire de ce que nous savons quelques figures du futur auxquelles nous puissions attacher la moindre créance.
Nous avons, en effet, en quelques dizaines d’années, bouleversé et créé tant de choses aux dépens du passé en le réfutant, en le désorganisant, en réorganisant les idées, les méthodes, les institutions qu’il nous avait léguées, que le présent nous apparaît un état sans précédent et sans exemple. Nous ne regardons plus le passé comme un fils regarde son père, duquel il peut apprendre quelque chose, mais comme un homme fait regarde un enfant. […]
Quant aux livres, on n’en a jamais tant publié. On n’a jamais tant lu, ou plutôt tant parcouru ! Que peut-il résulter de cette grande débauche? Les mêmes effets que je vous décrivais tout à l’heure ; mais, cette fois, c’est notre sensibilité verbale qui s’est brutalisée, émoussée, dégradée… Le langage s’use en nous.
L’épithète est dépréciée. L’inflation de la publicité a fait tomber à rien la puissance des adjectifs les plus forts. La louange et même l’injure sont dans la détresse ; on doit se fatiguer à chercher de quoi glorifier ou insulter les gens !
D’ailleurs, la quantité des publications, leur fréquence diurne, le flux des choses qui s’impriment ou se diffusent, emportent du matin au soir les jugements et les impressions, les mélangent et les malaxent, et font de nos cervelles une substance véritablement grise, où rien ne dure, rien ne domine, et nous éprouvons l’étrange impression de la monotonie de la nouveauté, et de l’ennui des merveilles et des extrêmes. […]
Par exemple, nous n’imaginons guère encore que le travail mental puisse être collectif. L’individu semble essentiel à l’accroissement de la science la plus élevée et à la production des arts.