Tout d’abord la version simplifiée, pour ceux et celles qui veulent savoir tout de suite ce qu’il va se passer au Royaume-Uni, grâce à ce diagramme ci-dessous qui résume assez justement et précisément la situation. C’est en anglais, mais assez facile à comprendre même pour le français le plus nul « in English ».

Là, avec ça, vous êtes au même point que 99,99 % des Britanniques. Le 00,01% restant sont les futurs lauréats du « prix Nobel de la Prophétie Politique ». Mais s’il est impossible pour le commun des mortels, Britanniques ou autres, de dire avec quelque certitude ce qui va se passer maintenant, on peut – et l’exercice n’est pas futile – se demander comment on est arrivé à cet état de fait.

Le Royaume-Uni n’a pas de Constitution écrite

Il faut se rappeler que le Royaume-Uni n’a pas de Constitution écrite. Il a une Constitution de fait, établie au fur et à mesure des décisions parlementaires et populaires importantes (un rêve de Gilet Jaune) qui s’élabore un peu comme une jurisprudence. Ce qui veut dire que dans toute situation extraordinaire, et le Brexit l’est sans aucun doute, il n’y a pas de règles de référence, ou de possibilité d’ordalie (laïque) qui aurait permis peut-être de botter le problème en touche. Le Parlement est la seule référence souveraine en matière législative. C’est un processus constitutionnel compliqué (et récemment d’aucuns ont prêté à la reine Elizabeth, garante du respect du droit et de la Constitution, des propos selon lesquelles elle-même se déclarait « paumée » ou des mots qui s’en rapprochent). Plus pertinent sans doute est le fait que selon la tradition constitutionnelle britannique, un référendum n’est légalement que « consultatif », mais bien courageux sera celui (ou plutôt celle) qui osera contredire la « voix du peuple ».

Le « speaker »

L’un des acteurs les plus importants de l’affaire est le « speaker » (président) de la Chambre des Communes (la chambre élue), en l’occurrence M. John Simon Bercow, qui à lui tout seul vaut un déplacement. Fils d’un chauffeur de taxi londonien, dont les parents furent des émigrés juifs de Roumanie, l’un de ceux qui ont effectivement beaucoup de gratitude pour un accueil antérieur, il fit des études brillantes en Sciences politiques, et rejoignit tôt les rangs du parti Conservateur, et même l’aile la plus réactionnaire, et donc europhobe, de celui-ci, le très mal perçu (à gauche) : le Monday Club. Une faction qui se distingua notamment dans le temps, par son soutien inconditionnel à la politique de l’apartheid en Afrique du Sud. John Bercow avait donc tout pour être, une fois élu au siège de « speaker » du parlement, un allié tacite des différents premiers ministres conservateurs bien que le poste exige un esprit indépendant, et impartial. Les partis d’opposition pouvaient effectivement le craindre. Mais chose étonnante, une de plus dans cette affaire de Brexit, c’est tout le contraire qui se révéla. John Bercow avec ses vociférations de « orrrdeeer » et son art délicat de l’insulte bien pensée, et bien pesée, churchillien presque, qui font les délices du public britannique – on pourrait presque dire que c’est le seul « silver lining » de l’affaire – s’est révélé sinon un europhile (assez bien) déguisé, tout au moins une sérieuse épine dans le pied de Mme Theresa May. En effet, le « speaker » a non seulement le devoir de faire respecter la procédure parlementaire, mais gère aussi l’agenda des motions présentées, et quelques-unes de ses décisions n’ont guère plu au Premier ministre, et aux soutiens de celle-ci. Voilà même qu’on le soupçonne d’être à gauche… Et rappelons qu’il n’y a pas eu qu’un roi à être décapité dans l’histoire, mais aussi trois « speakers », ou plutôt « ex-speakers » qui eurent le malheur de susciter le courroux royal d’Henri VIII et de passer pour ainsi dire à la hache… Une chose que l’on n’a guère oubliée, car la tradition parlementaire britannique veut qu’un nouveau « speaker » soit emmené manu militari par ses collègues vers son siège tellement la position est considérée comme délicate, pour l’occiput du tenant du titre… Bercow, rassurons-nous, n’a pas à craindre pour sa tête puisque le Royaume-Uni a aboli la peine capitale en 1965. Même si le courroux, bien réel, de Mme May à son encontre est bien plus féroce que celui, tout putatif, de la reine Elizabeth II.

Un tralala mis en marche par David Cameron

Il faut savoir que tout ce tralala a été mis en marche par un Premier ministre aux abois dans son propre parti, notamment sur la question européenne. À savoir le très non regretté par qui que ce soit, David Cameron. Celui-ci pour avoir la paix s’engagea à organiser un référendum sur l’Europe (et accessoirement sur l’Écosse qui fut presque aussi catastrophique) ; il eut lieu en juin 2016, avec le résultat que l’on sait. Cameron qui fit campagne pour rester dans l’Europe démissionna aussitôt, et le parti Conservateur élit à sa place une autre supporter, théorique, du « Remain » (rester dans l’Union européenne), Mme Theresa May qui prit office en déclarant à moult reprises : « Brexit means Brexit and we will make a success of it » (« Brexit veut dire Brexit, et nous en ferons une réussite »), une formule qui doit un peu la gêner en ce moment. Mais accordons au moins une préséance à celle qui est devenue entretemps, par votation Facebook notamment, la « pire premier ministre britannique de tous les temps », ex aequo avec son prédécesseur.

Dès le départ Theresa May voulait écarter le Parlement au maximum de ses négociations avec Bruxelles. C’est qu’elle connaissait son monde parlementaire. Mais le parlement n’a pas voulu l’entendre. Fier de son statut particulier dans le monde de la politique – après tout, il sut décapiter un roi bien avant la France – et jaloux de ses prérogatives constitutionnelles, le parlement lui imposa tôt dans l’histoire, son droit de regard, puis son droit  de décision « significative ». Et c’est là où l’affaire se gâte, et où l’on en vient à débattre même de la notion de « démocratie ». Ce qui fait du Brexit une histoire doublement périlleuse, car elle dépasse maintenant la simple question du rapport du Royaume-Uni avec l’Europe, pour inclure les fondements de base qui règlent la vie politique outre-Manche. Car bien que légalement « consultatif », ceux qui ont eu gain de cause en 2016 (les Brexiteers notamment) s’enragent, de penser que l’on puisse changer la donne simplement parce que l’affaire est devenue compliquée, ou parce que certains ont changé d’opinion entre temps. (En fait, les renversements de tendances, selon les sondages, donnent un léger avantage aux pro-Européens dans l’éventualité d’un nouveau référendum, mais moins parce que des votants ont changé d’opinion – il y en a eu – mais parce qu’en trois ans d’autres jeunes ont atteint l’âge légal de vote, et que ceux-ci sont très nettement pro-européens).

Faire du Maastricht

Et donc, aujourd’hui, dans une démocratie occidentale, a-t-on le droit de faire du Maastricht ? C’est-à-dire de faire revoter le bon peuple jusqu’à ce qu’il ait le bon réflexe face aux urnes ? Est-ce qu’un gouvernement responsable peut accepter qu’un choix démocratique mène au suicide économique ? Est-ce qu’une « double action démocratique » (un référendum bis) équivaut à une négation de la démocratie, ou en d’autres termes : est-ce que le principe démocratique interdit que l’on puisse changer d’opinion ? Tout cela pèse actuellement dans le débat politique britannique. Avec, en toile de fond très réelle, l’éventualité de voir cet assemblage de nations qui compose le pays exploser. Un deuxième référendum sur l’Europe se concrétisant rendrait probable la tenue d’un autre référendum sur l’indépendance de l’Écosse. Mais la question irlandaise est la pierre d’achoppement de l’accord défini par Mme May avec Bruxelles sur la sortie du Royaume-Uni ; brièvement le problème réside dans le fait que depuis l’accord dit du « Vendredi saint » d’avril 1998 qui mit fin aux « troubles » sanglants qui affectaient la province irlandaise du nord (rattachée au Royaume-Uni du fait de sa majorité protestante pro-unioniste) serait mise à mal si d’aventure la frontière entre les deux parties de l’île était de nouveau ferme et fixe. Ce qui serait le cas lorsque le Royaume-Uni se retirera totalement de l’UE ; d’ailleurs plusieurs alertes à la bombe ont été reconnues récemment, provenant, pense-t-on, de membres dissidents de l’Armée républicaine irlandaise (IRA) : des mises en garde donc, contre un retour au vieux régime… Bien que la crise du Brexit, et surtout ses répercussions irlandaises ont fait naître de réels espoirs, d’un côté, et d’aussi réelles craintes, de l’autre, de voir la situation se concrétiser par une réunification irlandaise. C’est la raison pour laquelle le « Democratic Unionist Party » (DUP), parti unioniste conservateur et protestant, dont les dix députés sont les « alliés », (mot à prendre avec beaucoup de précautions), parlementaires irlandais du nord de Mme May, se refusent d’entériner d’aucune façon l’accord que la Première ministre a conclu à Bruxelles tant celui-ci n’est pas coulé dans le béton métaphorique de la spécificité unioniste telle qu’elle est retenue par la (légère) majorité de sa population actuelle de la province d’Ulster… Que ce soit du côté irlandais comme du côté écossais, le risque d’éclatement en cas de mauvaise gestion Brexit est bien réel.

Mais à un niveau plus politique politicienne, le Brexit a fait faire de drôles de choses aux deux principales formations politiques britanniques. Mme May qui fut naguère partisane du « Remain » est devenue l’avocate chevillée du « Leave » – un accord de départ qui ne satisfait pas du tout les eurosceptiques les plus irréductibles de son parti – alors que Jeremy Corbyn, chef du parti Travailliste, historiquement europhobe a été contraint, très récemment, par sa base jeune, de sinon devenir europhile, tout au moins de mettre beaucoup d’eau dans sa pinte de bière pour devenir le chantre, pas toujours convaincant il est vrai, d’une sortie « douce » de l’Europe, voire même d’apporter son soutien à un référendum bis. Il est vrai qu’entre temps, Londres a vu défiler une masse humaine considérable (1 million selon les organisateurs, 2 millions selon la police – oui, dans cet ordre-là ! Et pas une vitrine brisée…) pour exiger un « vote populaire » sur la chose. Et une pétition en ligne sur le site du parlement a d’ores et déjà balayé tous les records avec plus de six millions de partisans… Du jamais vue dans l’histoire du pays… Le Brexit de Mme May est plus impopulaire que ne le fut en son temps la guerre en Irak, c’est dire…

Il y a peut être là, des fortunes à faire ou à accroître

On peut légitimement se demander pourquoi, en dehors de la chose écossaise, il y a tant d’hésitations, parmi les chefs de file politiques à accepter qu’une deuxième consultation référendaire ait lieu. Jeremy Corbyn se déclare favorable à une élection générale anticipée même si les sondages ne le donnent pas vainqueur. De toutes les façons, on ne voit pas en quoi une élection générale résoudrait l’impasse Brexit. C’est que Corbyn fait une fixation sur une réforme sociale, sans aucun doute nécessaire et légitime, et il voit peut-être Bruxelles, comme un empêcheur de réformer en profondeur. Ce en quoi, il n’a pas totalement tort. Mais tout comme Corbyn, qui ne peut ignorer la division dans son camp, entre pro-européens caricaturalement présentés comme « jeunes, classes moyennes, vivant dans le sud du pays » et europhobes invétérés tout aussi caricaturalement définis comme « vieillissants, cols bleus délaissés et vivant dans le centre et le nord du pays », Theresa May dirige, de façon chancelante, un parti Conservateur où les plus ardents europhobes ont pris le dessus, dont l’ancien ministre des Affaires étrangères, Boris Johnson, ou ce très influant député très à droite, beaucoup plus influant qu’il ne devrait l’être et pour qui l’ère Victorienne était sans doute déjà post-moderne, Jacob Rees Mogg…. Pour cette droite-là, la seule définition qu’on puisse donner au concept de Brexit avec l’Europe : c’est de larguer les amarres pour que l’île trouve le moyen de redéfinir avantageusement sa place dans le monde… Quitte à ce qu’il y ait dans un premier temps des retombés néfastes pour le commerce britannique, pour les citoyens européens vivant au Royaume-Uni et vice-versa. Il est vrai que pour des investisseurs de « hedge funds » comme Jacob Rees Mogg, il y a peut être là, des fortunes à faire ou à accroître… D’autres anti-Europe sont plus mitigés. C’est que, même si on ne le voulait pas, l’Europe n’est pas très loin de Douvres, et les chiffres commerciaux montrent que l’Europe n’est pas uniquement une source d’ennuis… Tout cela est donc bien compliqué. Ainsi, craignant pour leurs sièges, ou attachés à des considérations historiques, et économiques aussi radicales que désuètes, le parlement britannique reste profondément divisé sur la marche à suivre ou à ne pas suivre…

Les fausses promesses, et les approximations du camp « Leave »

Après presque trois ans de négociations, et de tractations avec Bruxelles, Mme May avait pensé avoir trouvé le compromis, la pierre philosophale qui lui aurait permis de raccommoder les deux bouts. Elle s’est efforcée de le faire, et il faut lui reconnaître un travail acharné. Mais elle n’a pas su comprendre ni la profondeur de la division politique qui traverse le pays ni les implications d’une campagne référendaire en 2016 marquée par les mensonges, les fausses promesses, et les approximations du camp « Leave ». Alors, persévérante jusqu’à l’excès, Mme May a été ces dernières semaines, réduite à faire de sa grande politique une affaire de très basses manœuvres en se déclarant prête à quitter le 10 Downing Street, sitôt son accord de rupture avec Bruxelles voté, ouvrant ainsi les écluses pour les grands ambitieux de son parti qui n’ont eu de cesse de devenir calife à la place du calife… L’opposition Travailliste et autre indépendantistes écossais, libéraux-démocrates, n’ont ainsi pas eu tort d’accuser la Première ministre de chercher à soudoyer ces grands ambitieux. Et depuis, pensant présenter une fois de plus (une quatrième fois malgré trois défaites cinglantes) son accord conspué à la Chambre, Mme May navigue comme le pays tout entier, à vue… Pour tout autre gouvernement européen, une telle chose mènerait certainement à la catastrophe, mais voilà le Royaume-Uni est une nation de navigateurs, et on peut encore espérer.

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