Grande surprise : de récentes recherches archéologiques en Turquie ont montré que les humains pratiquaient culture, religion et architecture, il y a déjà 12 000 ans. Jusque-là, on estimait que « les hommes des cavernes », devenus tribus nomades, n’étaient entrés dans « l’Histoire », avec l’invention de l’écriture et la création de villes, qu’aux environs de 3500 ans avant notre ère.
Rappelons-nous nos premières années de scolarité, d’apprentissage du monde lorsque nos professeurs s’efforçaient de nous expliquer un ensemble complexe en termes pas forcément simples, mais au moins rationnels, basés autant que possible sur du concret. À la sortie du lycée, on emportait avec nous, en nous même, une image générale de progression dans le domaine de l’évolution humaine ; certes, il y a eu des guerres, des calamités, des décennies « noires », mais dans l’ensemble, l’image de notre traversée du temps était représentée par une belle ligne montante (en dents de scie) représentant la science, le savoir, la raison, le bien-être et même le confort (pour la majorité d’entre nous occidentaux du moins) allant s’accroissant avec le temps.
Caricaturalement, Homo sapiens après s’être définitivement « débarrassé » de ses rivaux en matière d’hominidés, notamment notre lointain « cousin » H. neanderthalensis, il y a environ 40.000 ans après un co-voisinage d’environ 300.000 ans, serait « sorti d’Afrique », aurait évolué en groupes de chasseurs-cueilleurs en progressant vers le nord et surtout vers l’est au fur et à mesure que les glaces fondaient, aurait à un moment donné « inventé » l’agriculture sans doute pour ne plus avoir à se déplacer sans cesse , aurait vers l’âge de bronze (+/- 3000 ans avant notre ère) créé des villes – l’âge du début de l’Histoire avec un grand H et des grandes épopées … – des structures administratives, le droit, l’alphabet, la politique sage… en un mot, la civilisation. Et la suite, n’aurait été qu’une vaste scène théâtrale où se produisaient, parfois simultanément, tragédies, comédies et merveilleuses réalisations artistiques… car disait-on, avec l’agriculture venait le stockage des biens et donc le commerce, la plus-value et finalement, la réorganisation de la société humaine en castes et classes en des systèmes d’exploitation de l’être humain de plus en plus complexes, de plus en plus codifiés, de plus en plus « légitimés » par des traditions et une superstructure disons « culturelle » dans laquelle l’eschatologie religieuse avait une part importante sinon primordiale.
Tremblement de terre à Göbekli Tepe
Ce récit de l’histoire de l’humanité était un assemblage de syllogismes bien réconfortant. L’avenir ne pouvait être qu’heureux pour autant que l’être humain s’applique à être raisonnable et raisonné. On pouvait, certes redéfinir une teinte historique, apporter quelques précisions supplémentaires nécessitant parfois une réécriture de certains passages historiques, mais dans l’ensemble, l’édifice positiviste de notre vision de l’évolution de notre genre, notamment au temps de nos « grands ancêtres » n’était pas, fondamentalement, remis en cause… on ne s’attendait pas au tremblement de terre de Göbekli Tepe car Göbekli Tepe casse la vision linéaire qu’on nous a enseignée et qu’on a assimilée…
Göbekli Tepe est un monticule dans le sud-est de la Turquie, non loin de la frontière syrienne. Un monticule situé dans un paysage de collines arrondies par le temps, de champs parsemés de cailloux et de roches à fleur de terre rendant encore plus laborieux le travail de celle-ci. Ce qui, on va le voir, constituerait un autre paradoxe. Göbekli Tepe jusque dans le milieu des années 90 n’était rien d’autre… Il a fallu qu’un archéologue allemand, Klaus Schmidt (1953 – 2014), vienne la gratter, cette terre pour que notre édifice acquis s’écroule, et qu’apparaisse une « révolution archéologique », rien de moins. Le monticule de Göbekli Tepe dégagé est un ensemble de chambres circulaires où de grandes colonnes monolithiques en forme de « T » supportaient une toiture. Les colonnes sont elles-mêmes ornées de fresques taillées, représentant des animaux (beaucoup de renards – mais pas de renardes !) et des gravures qui ressembleraient à des lettres d’alphabet (mais qui n’en sont pas !), tout donne en effet à penser que les structures devaient être des lieux sacrés, sans doute de culte animiste / chamaniste.
La surprise de Göbekli Tepe vient de sa datation : les structures les plus anciennes datent de… 10 000 ans avant notre ère. Et plus étonnant encore, il n’y a pas – ou alors on n’a pas encore trouvé – autour du site de signes témoignant d’habitations en dur, notamment, il y a une absence de nécropoles… Tout donc donne à croire que ce formidable (et bel) ensemble était la création de groupes de chasseurs-cueilleurs qui, mus par une ambition commune, ont joint leurs efforts pour réaliser un projet qui leur a demandé temps, travail, concept, et une logistique que l’on avait pensée impensable justement de la part « d’hommes des cavernes » . La découverte permit à Klaus Schmidt de décréter : « le temple a donc précédé la ville ». Bien sûr, on ne sait rien des croyances ou de la « culture » de ceux qui ont construit Göbekli Tepe, on sait d‘eux qu’ils appartenaient à ce que l’on appelle le « néolithique d’avant la poterie », mais si loin qu’il soit dans le temps, il apparaît clairement, que l’homme disposait non seulement d’une volonté à vouloir comprendre son existence et sa place dans le monde, mais aussi de moyens jusqu’à maintenant insoupçonnés et que finalement la « haute histoire », celle qui ne fut jamais écrite, n’était pas mécanique et que très tôt donc l’homme a cherché à échapper aux contraintes matérielles définissant son existence.
Mais les surprises de Göbekli Tepe vont plus loin encore. Car si les communautés humaines étaient essentiellement chasseurs-cueilleurs, il aura fallu conserver sur place des groupes plus ou moins grands sur des durées plutôt longues pour parfaire le travail ce qui aurait, inexorablement, mené assez rapidement à l’épuisement des ressources alimentaires dans le cercle immédiat du chantier. Or Göbekli Tepe s’est fait à un moment ou le climat se réchauffait dans un lieu où l’on pouvait trouver des lentilles et du blé sauvages. Les hommes (et les femmes !) de Göbekli Tepe se seraient donc trouvés à la lisière de la « révolution agricole » et auraient donc été contraints d’élaborer d’autres moyens de subsistance, et il y en a qui pensent en effet que Göbekli Tepe aurait été un des centres où naquit l’agriculture.
Göbekli Tepe réserverait une dernière surprise et elle est aussi de taille : selon les informations fournies par l’admirable musée de la préhistoire à Şanlıurfa, à seulement quelques kilomètres du site lui-même, pour une raison inconnue les communautés qui ont bâti le sanctuaire sont parties – peut être les conséquences de remous sociaux dont on ne peut qu’imaginer les causes – le savoir « agricole » a été emporté par les descendants des bâtisseurs, mais le temple, ou du moins sa concrétisation physique, n’a pas été exporté, à moins bien sûr que d’autres fouilles ne mettent à jour d’autres surprises… D’ici là, il ne nous reste qu’à méditer sur le fait que l’esprit humain a sinon depuis toujours, au moins depuis très longtemps, plus longtemps qu’on ne le pensait ou que l’on nous l’enseignait mécaniquement, a voulu échapper aux contraintes et a toujours voulu savoir et… dominer.